1966 : Syd Barrett

Roger, David et Syd se connaissent depuis le lycée. Syd est branché sur les Beatles et les Rolling Stones, David sur les Beach Boys et Roger sur le blues américain. David et Syd se produisent parfois en duo et jouent du folk. Mais le trio arrive à la fin de sa scolarité et doit quitter le lycée de Cambridge. Syd va étudier les Beaux-Arts, en particulier la peinture dans une art-school réputé de Camberwell et, le soir, joue dans des petits groupes de rhythm and blues. Roger part à Londres apprendre l'architecture à la Polytechnic School de Regent Street, tandis que David émigre en France. Ses parents vont s'installer aux Etats-Unis, mais lui préfère aller jouer du rock avec un groupe de copains qui écume les clubs chics de l'Hexagone.

A Londres, Waters rencontre deux autres étudiants en architecture, Nicolas Mason (batterie) et Richard Wright (claviers). Ensemble, ils forment un groupe de rhythm and blues dont le nom ne cesse de changer.

Plus tard, Syd viendra les rejoindre et baptisera le groupe The Pink Floyd d'après le nom de deux obscurs bluesmen américains de Georgie, Pink Anderson et Floyd Council.

Pour sa part, David Gilmour fait le tour des plages françaises avec les Flowers. Il joue les compositions folles de Jimi Hendrix, sa nouvelle idole.

Le quatuor, de son côté, se produit en juin au Marquee dans le cadre d'un Free School Benefit Concert. Un jeune manager les remarque. C'est le début d'une vraie carrière professionnelle. Contrat. Ils passent du rhythm and blues conventionnel au psychédélisme chaotique.

Barrett pulvérise tout ce qui lui tombe entre les mains. Robert Wyatt, le batteur de l'autre groupe d'avant-garde, Soft Machine, raconte que lorsqu'on demandait à Syd en quelle clé il jouait, il répondait : "ouais" ou encore : "oh, c'est marrant"! Il bouscule la musique froide des apprentis architectes et force sur les couleurs.

Dès qu'il arrive dans le groupe, Syd Barrett considère ses compagnons et copains comme "des gens pas très excitants". Il affiche ses allures de pop star née dans des vêtements de satin, les yeux faits ; à dix-neuf ans, il plonge dans la trilogie "sex, drug and rock'n'roll" et ouvre la voie des "performances" où musicalement tout est possible. Leur improvisation (était) totale, "dissonante et inventive", raconte certains journaliste de rock. Barrett se met à écrire lorsque les trois autres un peu coincés, un peu paumés, songent à raccrocher. Il est leur électrochoc et leur ouvre la piste. Science-fiction, fantastique british à la Tolkien (Le Seigneur des Anneaux), peuplé de gnomes, de magiciens, délire à la Lewis Carroll, hanté d'épouvantails, de bicyclettes et de stéthoscopes. Désirs osés, tendresse déchirante, affection déchirée, textes déjantés et surréalistes, guitare stridente, folle, acid-rock et spasmes planants. Barrett enflamme son public et ses propres musiciens ; les incendies qu'il allume sont extraordinaires et servent à embraser une ville un peu essoufflée et un rock qui tourne en rond. Ce dandy explore sans arrière-pensée une psychédélie plus égoïste, plus individualiste que celle qui unit au même instant les jeunes Californiens. Sur les bords de la Tamise, les nouveaux héros sont solitaires et ont bien du mal à refaire le plein d'énergie pour continuer à brûler aussi fort, à voler aussi loin.

Très vite, le chanteur de See Emily Play s'étiole, se fane. La première tournée américaine, en octobre n'arrange rien. Barrett a tout donné et, après six mois complètement hallucinés, il a tiré les rideaux. Lorsque Joe Boyd, le producteur du premier disque de Pink Floyd, le revoit, il a compris : "S'il y avait une chose frappante chez Syd, c'était la lueur de malice qu'il avait au fond des yeux. Quand je l'ai revu, elle avait complètement disparu. C'est comme si on avait baissé les stores. Personne à la maison...".

La sortie de l'album The Piper At The Gates Of Dawn, le 5 août 1967, confirme que le rock de l'acide et de la psyché fait tout bouger : la peinture, le cinéma, l'architecture, l'écriture, la poésie tanguent. Le joueur de Flûte aux Portes de l'Aube grimpe très haut dans les charts et propose les premiers classiques d'un groupe en pleine ascension : Astronomy Domine et l'instrumental violent Interstellar Overdrive qui donne au quatuor son image "science-fiction". Tout ou presque est signé Barrett qui avait déjà décroché, mais qui est revenu : son amour du "nonsense" si british et sa fascination pour l'ailleurs, la fuite, la destruction giclent, le disque est important.

Pendant ce temps, David Gilmour fait le tour des plages françaises avec The Crew et à l'occasion Devin Ayers.

Les tournées américaines et anglaises de l'automne, malgré les perspectives qu'elles ouvrent, sont difficiles, Barrett baigne de plus en plus dans l'acide.

A ce sujet, l'histoire la plus répandue, serait qu'il vivait chez un couple, qui lui versait tous les matins de l'acide dans le café à son insu. Il aurait ainsi trippé pendant deux ou trois mois sans s'en rendre compte.

Finalement, en janvier 1968, David Gilmour vient compléter le groupe. L'idée, expliquera-t-il quelques années plus tard, était de constituer un orchestre à géométrie variable où Barrett pourrait venir jouer quand il le voudrait et s'isoler à sa guise, un peu à la manière de Brian Wilson chez les Beach Boys.

"Un beau jour, nous avons réalisé, Rick, Roger et moi, que nous ne pourrions plus jouer en public si Syd demeurait au sein du Pink Floyd, car il ne voulait plus paraître en public avec nous. L'idée de nous séparer de Syd nous obsédait. C'est pourtant ce qui arriva et ce fut bien dommage... Pendant un mois, nous avons répété à cinq, ce que nous voulions absolument..." (Nick Mason).

David libéra ainsi un Syd toujours plus schizo de la corvée de la scène et du contact avec le public qui lui pèsent de plus en plus. Le 18 février 1968, David devient officiellement le guitariste du Pink Floyd. Le 6 avril, Barrett fait ses adieux et se retire chez maman à Cambridge pour reprendre la peinture.

En janvier 1970, sortie du premier album solo de Syd, produit par David et Roger. Le 30 mars, David rejoint Syd qui, exeptionnellement, se produit sur la scène de l'Olympia de Londres. Six mois plus tard, parution du second album, produit avec beaucoup de patience par Gilmour et cette fois, Rick Wright qui, à l'époque, collabore beaucoup avec David.

En 1975, le Floyd, désenchanté, lui rend enfin hommage avec Shine On You Crazy Diamond de l'album Wish You Were Here.

"Il était d'un équilibre psychologique très précaire. Les causes de cette crise ? L'acide peut-être, le succès ? Personne ne le saura jamais exactement, je crois" (Nick Mason).

Gilmour, courageusement, conclut : "Ce n'est pas romantique, c'est une triste histoire, maintenant c'est fini.".

 

Roger Keith dit Syd Barrett,
6 janvier 1946,à Cambridge (guitare et chant)

George Roger Waters,
6 septembre 1944, à Cambridge, Great Bookham (basse et chant)

Nicolas Berkeley Mason,
27 janvier 1945, à Birmingham (batterie)

Richard William Wright,
28 juillet 1945, à Londres (claviers)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

David Jon Gilmour,
6 mars 1946, à Cambridge (guitare et chant)


1968 - David Gilmour

"Après le départ de Syd, j'ai mis longtemps avant de me sentir vraiment membre du groupe. C'était une formation tellement étrange (...) et il était très difficile pour moi de savoir ce que nous faisions exactement (...). Les gens nous ont descendus après le départ de Syd. Tout le monde pensait qu'à lui seul, il était le groupe et personne ne croyait en nous. Nous sommes passés par des moments difficiles. Même notre management Blackhill croyait plus en Syd qu'en nous." (David Gilmour, 1974).

Le 29 juin Pink Floyd donne un concert gratuit au coeur de Londres, dans Hyde Park. 5000 personnes découvrent un nouveau groupe noyé dans un light-show tout neuf et de nombreux effets spéciaux. Le même jour paraît A Saucerful Of Secrets, deuxième 30 cm du groupe. Avec lui, des millions d'auditeurs abordent une nouvelle musique.

Dans des titres comme A Saucerful et surtout Set The Control For The Heart Of The Sun, Pink Floyd met en forme le rock cosmique qui va devenir sa spécialité. L'arrivée de Gilmour a sensiblement modifié l'équilibre orchestral. Le délire permanent fait place à un rêve plus ordonné ; grâce à ce guitariste net et toujours en place, les résonances, les glissendi, les arpèges descendants s'organisent enfin.

Avec mai 1968, les Français commencent à se laisser prendre par les accents atmosphériques de Pink Floyd. A partir de septembre, on ne parle déjà plus de nouveau ou d'ancien groupe, mais seulement de Pink Floyd que l'on voit dans les clubs parisiens, au Bilboquet, rue Saint-Benoît et au Psychédélic, rue de Ponthieu... En Europe, les groupes planants commencent à fleurir.

Leur percée est si fulgurante que sa production n'intéresse plus seulement les musiciens d'avant-garde, ni les étudiants. Les cinéastes ont compris le pouvoir de cette musique et les commandes de musiques de film affluent. L'une d'elle, More, pour le film du même nom de Barbet Schroeder, fournit la matière d'un nouvel album qui impose le groupe en France.

"Quand on pense que la musique de More a été composée, interprétée et enregistrée en moins d'une semaine, c'est absolument époustouflant. Lorsqu'on entend le résultat, c'est vraiment ahurissant" (Barbet Schroeder).

"Tout film qui se veut le reflet du réel, de l'actualité, a besoin d'une musique vivante, actuelle ; et cette musique, c'est la pop music. Pour nous, le fait d'écrire la musique d'un film représente quelque chose d'amusant. C'est un exercice fait pour nous. Et puis, comme ça, on réalise un disque en une semaine ! Ce disque n'est pas le résultat d'un grand travail, mais il montre aux gens ce que l'on sait faire... Pour le groupe, c'est, je crois, une discipline formatrice" (David Gilmour, 1972).

Roger Waters, quant à lui ambitionnait d'écrire la musique de 2001 : L'Odyssée de l'espace. Mais cela n'a pas été possible et More est une expérience intéressante.

Nous voici en face d'un Pink Floyd moins idéaliste, plus cynique et technologique.

A l'automne paraît Ummagumma qui sera longtemps l'album préféré des fans du Pink Floyd et son véritable premier classique (voir discographie). Le recto de la pochette nous surprend par un étalage de matériel impressionnant déployé sur la piste d'un aérodrome de campagne. Le premier album en public, avec tous les titres favoris du groupe, de Astronomy Domine à A Saucerful Of Secrets, enregistrés au printemps, en deux soirs à Manchester et à Birmingham.

"Les quatre morceaux du premier album sont un ensemble de morceaux que nous avons joués dans toute l'Angleterre pendant longtemps ; nous avons décidé de les réenregistrer avant de les abandonner, car ils ont beaucoup changé depuis que nous les avons enregistrés" (Roger Waters).

Le deuxième album expérimental, en studio avec une demi-face "libre" par musicien. C'est l'apothéose de la collaboration avec le producteur Norman Smith. Depuis See Emily Play et The Piper At The Gates Of Dawn, celui-ci aide Pink Floyd à passer ses paliers et à opérer ses différentes mues. The Grand Vizier's Garden Party de Nick Mason est le morceau le plus spectaculaire, le plus free de l'ensemble.

Mason a beaucoup écouté les expériences en cours de musique contemporaine et prouve qu'il peut avoir son mot à dire. Il a suivi ses compagnons dans leur envol technologique et plonge dans le monde des percussions qu'il défriche avec un grand bonheur harmonique, même s'il reste avec Pink Floyd un adepte de la pulsion binaire. Sysiphus, premier titre de la face 1, composition de Rick Wright, balance aussi étrangement entre les expressions classique et moderne.

"La manière classique se mêle aux influences du jazz le plus avancé...", confie R. Wright.

L'album studio stupéfie les fans qui ne connaissent rien à la musique classique contemporaine dont il est directement inspiré. Car chaque musicien en a profité pour faire sa petite cuisine expérimentale.

"Nous étions à l'époque très individualistes. Les choses ont changé depuis" (Nick Mason, 1973). "Pour moi, Ummagumma était seulement une expérience. Je crois qu'il fut médiocrement enregistré, le disque studio aurait pu être mieux réalisé. Nous envisageons de le refaire" (David Gilmour, 1973).

Après cette année 1969 décisive où Pink Floyd a beaucoup prouvé, le groupe est classé numéro un au référendum de Rock et Folk et devient la plus importante attraction rock qu'ait jamais connue la France. Ummagumma, un an après Electric Ladyland de Jimi Hendrix, est couronné Grand Prix de l'Académie Charles Cros. Ummagumma, disque historique pour une situation historique. Celle de la découverte d'une musique par tout un pays. Celui-ci contemple enfin son groupe préféré sur scène au Théâtre des Champs-Elysées, les 23 et 24 janvier 1970. Instants magiques quand les quatre anglais arrêtent leur grand cirque spatial pour la traditionnelle cérémonie du thé ! Ummagumma figure bientôt dans toutes les discothèques.

En mars 1970 est publiée la musique du film d'Antonioni, Zabriskie Point. Des trois morceaux mis en boîte, seul Come In Number 51, Your Time Is Up est utilisé dans la séquence finale de l'explosion de la maison.

"Avec Antonioni, ce fut un travail dur, très difficile. En fait, c'est lui qui nous a expliqué ce que nous devions écrire. Ce fut très long, car lorsque ce que nous écrivions ne lui convenait pas, il nous fallait recommencer. Antonioni est un monsieur bizarre qui a une démarche de création difficile à saisir" (David Gilmour, 1972).

En juin 1970, le groupe prouve sa vitalité et son audace en donnant pour la première fois en public, au Festival de Bath, Atom Heart Mother. L'album est commercialisé en octobre. Pink Floyd n'a jamais été plus près de la musique classique symphonique et du grand public. Cette musique très mentale d'étudiants pour nouveaux et anciens étudiants doit beaucoup au discret Rick Wright. Steve O'Rourke, un nouveau manager, les décharge des pressions grandissantes du quotidien et leur décroche une participation au festival de musique classique de Montreux. Il va jusqu'à les exporter au Japon. Et leur fait tourner un film de leurs plus grands succès dans le cirque antique de Pompéi ("Nous nous sommes bien amusés", David Gilmour, 1972).

Plus tard, Gilmour contribuera grandement à la mise au point d'une composition collective lumineuse, Echoes, qui sera le cheval de bataille de Pink Floyd pendant plusieurs années. Le morceau dans la droite ligne planante et agrémenté d'effets sonores impressionnants, occupe une face de Meddle, album à l'accouchement difficile qui sera froidement reçu par la critique rock qui lui reproche ses accents techno-atmosphériques. Lors de sa sortie publique, le 5 novembre 1971, on y découvre un hommage à Saint-Tropez en souvenir de vacances passées en 1970.

En 1972 Pink Floyd retrouve le réalisateur Barbet Schroeder pour la musique d'un second film, Obscured By Clouds / La Vallée. Sortie de l'album le 3 juin 1972.

En novembre 1972, le groupe joue pendant une semaine à Marseille, salle Valliers, pour accompagner les ballets de Roland Petit. Il remet ça au Palais des Sports de Paris début 1973 pour un ballet à la gloire du poète russe Maïakovski.

Au printemps, Pink Floyd retourne aux Etats-Unis, bastion toujours difficile à prendre, mais qui semble déjà donner des signes de faiblesse prometteurs.

Pendant tout l'été 1972 est annoncée la sortie d'un nouvel album dont le titre devait être Eclipse. Il paraîtra finalement en mars 1973 sous le titre Dark Side Of The Moon. La Face cachée de la Lune va être le premier numéro un américain du groupe, avant de faire voyager la planète Terre et toutes les nations psychédéliques.

"Dark Side Of The Moon a été joué en tournée pendant dix-huit mois, avant d'être enregistré. Aussi n'est-il pas étonnant qu'ils aient su précisément ce à quoi réagissait le public quand ils sont finalement entrés en studio" (Alan Parson).

"Habituellement, nous rentrons en studio sans idées concrètes et nous laissons les circonstances nous dicter la musique" (David Gilmour).

L'ingénieur du son Alan Parson a beaucoup contribué au résultat final impressionnant de l'album. Mais les vrais responsables en sont bien les producteurs eux-mêmes, c'est-à-dire le groupe. Pour la composition, tous s'y sont mis, à commencer par Nick Mason dont Breathe lance le disque. Plusieurs titres sont co-signés, à deux, voire à trois. Pour le groupe, ce qui est cette fois flagrant, c'est que Gilmour est devenu un maître du son et un sorcier de la mise en scène sonore qui, dans Dark Side Of The Moon, éclate à la face du monde. Même le pointilleux Roger Waters, qui monopolise tous les textes, le laisse faire (ce qui n'est pas peu dire) ; et l'album, au bout du compte, donne cette impression rare de film ininterrompu, de course sans fin qui sera pour beaucoup dans le succès mondial d'un disque qui, à la fin des années quatre-vingt, approchera les vingt millions d'exemplaires vendus.

"Il a fallu digérer ce succès, ne pas se noyer dans des attitudes superficielles, dangereuses, se reconstituer en tant que groupe et repartir sur de nouvelles données. Nous avions eu ce que nous voulions, à nous d'en tirer les meilleures conséquences. 1974 a été une année de conflits, entre nous et aussi sur le plan personnel, retombées de Dark Side Of The Moon. Notre chance a été de savoir réfléchir à temps, de ne pas sombrer et de changer de cap. C'est la raison du pénible accouchement de Wish You Were Here" (David Gilmour).

Wish You Were Here sort le 5 septembre 1974 et s'installe à la première place des classements britanniques. La matière devait illustrer le projet cinématographique Dune d'Alejandro Jodorowsky. Dans le poétique Shine On You, Crazy Diamond, Pink Floyd célèbre la figure jusque-là ignorée du reclus bienheureux, du cinglé libre, du rêveur/raver, Syd Barrett.

En janvier 1977, sortie de Animals où l'influence d'Orwell vient nourrir un propos pessimiste un peu vague. Finie la musique d'ambiance pour jeunes cadres dynamiques et babas recyclés. Les signes de désenchantement et de paranoïa déjà perceptibles dans Wish You Were Here se multiplient. Waters, responsable de tous les textes, secoue le cocotier des cartes postales de vacances. Selon lui, l'humanité est composée de chiens, de cochons et de moutons. Les chiens, énergiques et éternels angoissés, recherchent la sécurité à tout prix dans une course effrénée au pouvoir et au fric. Les cochons ("pigs" : flic en argot anglais) répriment systématiquement aussi bien les autres qu'eux-mêmes. Enfin, les moutons, capables d'idéalisme et de bons sentiments, acceptent tout avec résignation. Waters, qui s'estime à la fois chien et mouton, s'est inspiré pour cette peinture un peu simpliste de l'un des plus célèbres livres de George Orwell, Animal Farm.

En février 1977 Pink Floyd entame la tournée mondiale "In The Flesh". Quatre concerts à Paris aux abattoirs de la Villette du 22 au 25 février 1977. Le public ravi est emporté par un déluge d'effets spéciaux ; il découvre un grand cochon rose volant, des musiciens d'appoint dont Snowy White à la seconde guitare pour muscler une oeuvre un peu linéaire.

En Amérique du Nord, le groupe bat un premier record de l'histoire de la rock music. 81.377 spectateurs à Cleveland, money, rock'n'roll circus, apothéose d'une des grandes entreprises du rock. Waters, qui tient les rênes comme jamais, a sur scène la révélation de sa vie. Le public, pourtant anglophone, se fout apparemment de ce qu'il raconte. De dépit, il en crache sur le premier rang. Sa frustration est bientôt nourrie par d'autres événements qui vont littéralement verser de l'acide sur la plaie. En 1978, Gilmour et Wright sortent chacun leur album solo. On ne parle plus que du disque du "soliste de Pink Floyd" et de celui du "clavier de Pink Floyd". Il réalise qu'aux Etats-Unis, Pink Floyd, c'est Rick Wright dont le disque aux couleurs européennes a beaucoup plu. Qu'en Europe, c'est Gilmour et Mason et qu'en Angleterre, c'est encore un peu Syd Barrett. Mais alors lui dans tout ça... ?

Philippe Constantin, longtemps éditeur et proche du groupe, confie alors : "Il raconte que Barrett copiait ses textes sur des poèmes chinois et tibétains : ("Tu comprends, le Floyd, c'est moi ! Ca a commencé à marcher quand j'en ai pris les rênes...")"

Réunion du groupe, Roger sort deux cassettes de maquettes au piano, l'une de The Wall et l'autre de son premier album solo. Les trois autres ont compris et cèdent à toutes ses exigences. The Wall est une oeuvre colossale, l'apothéose musicale et orchestrale de la formation. Son auteur y stigmatise l'incommunicabilité entre les êtres et surtout la sienne, si loin qu'il est de son public et de son groupe.

C'est le 5 août 1980, treize ans après la parution de son premier album The Piper, que Pink Floyd donne, dans le hangar des Expos de Londres, l'Earl's Court, la version scénique de The Wall. Coût : entre cinq et neuf millions de francs. (voir The Wall - Le film et The Wall - l'album).

A la fin de The Wall, un enfant de Beyrouth ou de Dublin ramasse dans la rue des bouteilles de lait éparpillées, comme après une émeute. Il découvre un cocktail Molotov et en verse le contenu avec une grimace de dégoût. Final non désespéré, puisque "derrière Le Mur t'attendent ceux qui t'aiment...".

A l'origine, The Final Cut devait servir de bande sonore au film The Wall, mais il n'avait que peu d'inédits à proposer par rapport au double album de même nom. Aussi Waters décide-t-il d'écrire une suite qu'il dédie à son père, Eric Fletcher Waters, tué à la bataille d'Anzio, en Italie en 1944. La chanson finale, d'inspiration antinucléaire, fut écrite un jour où Waters conduisait avec le soleil dans le dos. Il imagina soudain un second soleil nucléaire éclatant devant lui. Après ce dernier sursaut, il ferme le banc et s'attaque à l'enregistrement de son premier album solo, les Avantages et les Inconvénients de l'auto-stop !

Séparé officieusement depuis 1983, le groupe fut officiellement dissous à la demande de Roger Waters par décision de la Haute Cour de Justice de Londres. Mais les deux autres membres fondateurs et David Gilmour, présent quand même depuis janvier 1968, contre-attaquent et, en 1987, gagnent en appel. Ils pourront bien utiliser le label Pink Floyd à condition de reverser à Waters 40 % de leurs gains...

A la fin de juin 1987, Waters se confie à Yves Bigot (Europe 1 et Libération) et explose : "Enculés. Uniquement le pognon ! Ces mecs-là ne peuvent pas se voir en peinture. Selon Dave, il n'existe pas de plus mauvais batteur que Nick ! Et si tous les deux pouvaient pendre Rick, ils ne s'en priveraient pas ! Je n'ai pas entendu leur album, mais je sais qu'ils rament pour trouver un parolier et que les premières répétitions étaient pitoyables. On n'invente pas un groupe qui n'existe plus."

Il ajoute : "Je n'aurais pas eu une seconde l'idée de nommer Pink Floyd un groupe sans Dave, Nick et moi..."

Finalement, un nouveau Pink Floyd voit effectivement le jour en septembre 1987. Gilmour s'impose comme la nouvelle tête chercheuse de la troisième formation. Trou momentané de la raison, comme l'indique le titre de son nouvel album qui contraste avec le chaos annoncé par celui de Waters (Radio Chaos, dédié à "tous ceux qui se trouvent à l'extrême pointe violente du capitalisme"...). A Momentary Lapse of Reason enregistré en compagnie de Bob Ezrin (The Wall) est une bonne surprise et entre directement en 43e position dans les charts américaines.

Et si du coup tout recommençait ? Et si Waters n'avait seulement fait qu'endosser au passage les habits de folie légués par Syd Barrett pour laisser à son tour le champ libre au trio Gilmour/Wright/Mason ? Et si l'aventure du Pink Floyd n'était qu'une éternelle histoire de psychédélisme triomphant et destructeur ?