SOUVENIRS D'UN ATELIER

"C'est dans cet album (Rombaldi : "Gare aux Gaffes du Gars Gonflé" - "En direct de la Gaffe" - "Des Gaffes et des Dégâts") que sont publiées les planches où ma collaboration avec Franquin cesse peu à peu. Aujourd'hui encore, l'éditeur m'en veut "d'avoir laissé tomber Franquin". En réalité, sur le moment, je m'en faisais, parce que je me disais que Franquin ne voulait plus de moi. Ce qui se passait, c'est qu'il partait en week-end à la mer et dessinait sa page tout seul en s'amusant ; il m'avait dit souvent qu'il était temps que je vole de me propres ailes, que je ne pouvais pas passer ma carrière à être, c'est lui qui utilisait l'expression, le nègre de quelqu'un.

J'avais travaillé un temps pour un canard appelé HEROIC-ALBUMS. Des histoires, comme on dit aujourd'hui, d'aventure et d'action. Quand l'affaire a coulé, Maurice Tillieux m'a dit d'aller voir chez Dupuis. A la rédaction, ils ont regardé mes dessins, et plus tard, l'éditeur lui-même m'a téléphoné en me donnant l'adresse de Franquin.

Au fond, la première entrevue avec Franquin, c'était comme ce gag du début, où Spirou demande :

- Qui vous a envoyé ?
- On m'a dit de venir...
- Qui ?
- Sais plus...
- De venir pour faire quoi ?
- Pour travailler...

La femme de Franquin, qui était enceinte à ce moment-là, m'a avoué plus tard qu'à mon arrivée chez eux, elle m'avait haï instinctivement. Faut dire que moi-même, je n'ai jamais très bien compris pourquoi j'avais été choisi pour donner un coup de main à Franquin. Mon dessin d'alors était tout noir, plein de poils, pas du tout semblable à la perfection et à la virtuosité de Franquin.

Jidéhem : son vrai nom, suivez la direction de mon regard, c'est Jean De Mesmaeker. Son père avait un poste important dans une société de grandes surfaces, et quand il a fallu trouver un nom au bonhomme qui s'occupe de faire signer des contrats, Franquin avait trouvé l'idée amusante.
Des lunettes d'un demi centimètre d'épaisseur chaussant un nez minuscule, une voix dans le registre de celle d'Adamo (autrefois, quand Franquin imaginait la voix de Gaston, c'est un peu l'accent de Jidéhem qu'il imitait), une passion dévorante pour la mécanique.




Ci-dessus, Jidéhem tel que l'a dessiné Franquin le jour où tout l'atelier se livrait à des jeux d'adresse. Les mouchetures de la feuille représentent les impacts du jeu de fléchettes pour lequel elle a servi de cible.
Ci-dessous une autre caricature due à un maître du genre : Roba.

Il faut être tout jeune pour oser collaborer avec un type pareil. Plus tard, Peyo me disait qu'il ne comprenait pas qu'on puisse travailler avec Franquin. Il dessine tellement mieux que tout le monde qu'on en fait des complexes...

Oh ! C'est pas ça : on trouve des tas de gens aujourd'hui qui essaient de faire du Franquin. Je me demande si ce n'est pas pour ça, parce que ça l'énerve, qu'il complique maintenant ses dessins.

Bref, le premier travail qui m'a été confié, ce sont des petites planches pour un magazine de poche que lançait Spirou. Mais j'ai eu un accident de Vespa, j'ai dû passer quelques jours à l'hôpital...

L'infirmière qui me soignait avait eu Hergé comme patient quelques semaines auparavant. Faut croire que Hergé avait du charme, elle m'a eu tout de suite à la bonne et m'a placé dans une chambre à un seul lit, pour que je puisse travailler à l'aise.

C'était en 1958, il y avait une exposition internationale à Bruxelles, et j'ai fait un dessin pour ça ; puis j'ai été mis sur Gaston.




Les trucs en un seul dessin avaient déjà paru dans le journal. Ce qui m'a été confié, ce sont les planches proprement dites. Franchement, je n'y croyais pas trop, à Gaston. Quant à Franquin, il voulait tout me refiler, les décors et le personnage et tout. Pendant un an et demi, il ne l'a pratiquement pas dessiné. Sauf qu'il disait en regardant mon dessin :

- C'est parfait, c'est parfait...
... Et puis, il gommait mon crayon et redessinait un Gaston plus mou. Moi, je ne parvenais jamais à le dessiner assez mou. C'est peut-être aussi pour ça qu'il a repris seul le personnage.

Il avait loué un atelier où nous travaillions à plusieurs. Il y avait Roba, qui n'avait pas encore lancé Boule et Bill ni la Ribambelle, qui était l'autre jeune pas sérieux dans la maison (le premier, bien sûr, c'était moi). Avant ça, il y avait Marcel Denis, un dessinateur qui avait fait l'admiration de bien des professionnels une dizaine d'années auparavant parce qu'il ornait ses dessin humoristiques de trames minutieusement dessinées par des centaines de petits points...

Denis éveillait notre admiration pour d'autres raisons : il y avait cet énorme bocal de cornichons qu'il s'envoyait tous les midis ; et aussi la manière incroyable dont il s'y prenait pour noircir tout son papier, à se demander comment il s'y retrouvait avant d'avoir gommé ; Oh ! et aussi sa manière de souffler, comme s'il faisait des efforts surhumains en traçant son trait, et nous tous, nous nous taisions pour écouter la respiration titanesque de Denis.

Franquin, dans tout ça, donnait l'impression de quelqu'un de beaucoup plus sérieux, parfois très crispé. Il se mettait dans des colères folles parce que Roba avait oublié de l'eau dans le petit évier où il nettoyait ses pinceaux, et il lui arrivait souvent, prudent comme il est, de revenir la nuit à l'atelier pour vérifier si rien ne s'était écroulé ou ne menaçait d'incendie. C'est vrai qu'il passait sa vie à imaginer tout ce qui pourrait tourner mal. Il y avait le téléphone à l'atelier, et Franquin en avait tenu le numéro secret, pour que la rédaction du journal ne l'embête pas sans arrêt. Moi innocent, j'avais dit à ma fiancée de m'appeler. Franquin en a fait une maladie et le lendemain, le numéro était modifié et on ne l'a jamais connu.

Peur de tout. Quand sa fille est née, il s'est dit que le chat pourrait causer un accident, alors il a apporté le chat à l'atelier. Une bête énorme qui courait sur les toits voisins, attrapait des pigeons et les plumait sur le parquet. Franquin devenait fou de rage. Plus d'une fois, on a dû sauver la pauvre bête. Tiens, ce chat, on a trouvé une dame pour le recueillir. Plus tard, elle a été engagée comme secrétaire du Régent de Belgique, le prince Charles. C'est dans le palais du prince que le chat de Franquin a fini ses jours..."

JIDEHEM
(Propos recueillis par Yvan Delporte.)




Ce n'est pas avec Gaston que Jidéhem a commencé sa carrière chez Franquin, mais avec une aventure du Marsupilami cosignée avec Denis : LE MARSUPILAMI PASSE L'EPONGE.